Entretien
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Ententes anticoncurrentielles vertueuses : les autorités de concurrence face aux défis de l’innovation radicale et de la durabilité.

(MALERAPASO / GETTY IMAGES)
En matière d’enjeux de durabilité et d’innovation radicale, clefs pour l’avenir de l’Union européenne, il est difficile d’assurer des avancées majeures sans que cela n’ait de répercussions sur les prix, ni sans autoriser, parfois, certaines ententes. Les autorités de concurrence sont jusqu’ici inflexibles. Elles protègent le consommateur d’aujourd’hui de tels effets et pratiques. Mais parfois, elles privent de facto les citoyens de demain d’un environnement plus sain et d’une économie plus créatrice de valeur. Dès lors, comment pousser l’UE au progrès ? Et comment inciter les entreprises à l’indispensable coordination de leurs actions si le risque est trop élevé ?
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Publié le 30 avril 2025 à 01:00
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Emmanuel Combe, économiste, professeur des Universités à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, professeur associé à Skema Business School, ancien Vice-Président de l’Autorité de la concurrence (2012-2022), Aurélien Hamelle, directeur général stratégie et durabilité du groupe Total Énergies et Faustine Viala, avocate, associée du cabinet Willkie Farr & Gallagher y dirigeant le département Competition & Antitrust à Paris, ont accepté un échange révélant quelques évolutions indispensables. Des points de bascules probables ? 

Les enjeux de la transition énergétique appellent des coopérations renforcées entre entreprises, y compris concurrentes, que le droit de la concurrence peut réprouver. Comment faire face à ces évolutions ?

Aurélien Hamelle : Nous opérons dans une industrie qui a une longue tradition de partenariat. Historiquement, nous portons des investissements très conséquents et à risques, tant d'un point de vue industriel que géopolitique, et nous ne sommes jamais seuls pour développer un projet. Nous sommes donc toujours en joint-venture, avec trois ou quatre partenaires dans un champ donné et notre participation est minoritaire. Il en va de même sur les très grands projets renouvelables, principalement sur l'éolien offshore, très intensifs en capex et avec des risques de développement élevés. 

Les enjeux de durabilité doivent être pilotés différemment car ils impliquent en effet beaucoup plus de coopération industrielle et en matière de développement économique.

Aurelien Hamelle
directeur général stratégie et durabilité, Total Énergies

Cette culture du partenariat est très forte et nous sommes donc bien organisés pour les gérer. Au regard des règles de concurrence, cela consiste en de nombreuses listes de « do's and don'ts », très utiles pour les non-juristes quand il s’agit de savoir ce que l’on peut faire, dire, les informations que l’on peut partager dans une réunion, à une conférence. Nous avons recours aux accords de confidentialité, aux « clean teams » dans les projets de développement de nos entreprises. 

Quand sont arrivés les enjeux de durabilité, ils ont été intégrés dans ce corps de règles et de pratiques. Néanmoins, ils doivent être pilotés différemment car ils impliquent en effet beaucoup plus de coopération industrielle et en matière de développement économique. 
Que ce soit le captage de CO2, l'hydrogène vert, l’électricité bas carbone, il n'y a pas de modèle économique, ou il est en train d’être construit. La coopération va permettre de faire baisser les prix sur les achats, de s’entendre sur un prix de vente économiquement réaliste. La coopération permet de faire exister le modèle. Et c'est pour cela que les enjeux de durabilité posent, me semble-t-il, de nouvelles questions. L’entente n’est pas le mot le plus neutre en matière de droit de la concurrence et nous devons donc agir de manière très rigoureuse pour avancer dans le respect des règles existantes.

En tant qu’avocate, comment abordez-vous la mise en œuvre de ces partenariats avec vos clients ?

Faustine Viala : Ce que dit Aurélien, je le constate dans beaucoup d’entreprises, pourtant très matures mais sincèrement inquiètes dès lors qu’il faut définir jusqu'où on peut aller dans ce type de coopération. 
Le mouvement spontané dans les entreprises est de considérer que le progrès en matière de durabilité étant vertueux, il est nécessaire d’aller aussi loin que possible. Et l’idée existe que le cadre légal doit le permettre. Or les règles de droit de la concurrence doivent s'appliquer et l’objectif de durabilité ne vient pas de prime abord les brider. 

Depuis deux ans, nous avons des textes plus ciblés, notamment côté Commission européenne, avec des lignes directrices horizontales sur les accords de durabilité. Néanmoins, aujourd'hui, on ne sait pas clairement si l’on peut mettre en place une restriction de concurrence parce que celle-ci serait vertueuse d'un point de vue de la durabilité.

Les autorités, notamment l'autorité de la concurrence française, invitent les entreprises à venir les voir pour travailler ensemble sur leurs projets. Les entreprises sont encore très réticentes parce qu'elles sentent que la limite n'a pas été poussée et que ces objectifs de durabilité, ou même d'innovation dans la durabilité, ou de gain d'efficience dans la durabilité, ne sont pas une excuse pour aller un peu plus loin dans la coopération entre concurrents.

Aujourd'hui, on ne sait pas clairement si l’on peut mettre en place une restriction de concurrence parce que celle-ci serait vertueuse d'un point de vue de la durabilité

Faustine Viala Avocate, associée, Willkie Farr & Gallagher 

Comment apprécier la limite entre un partenariat vertueux et bon pour la compétitivité et l’innovation, et une entente restrictive de concurrence ?

Emmanuel Combe  : La situation est assez nouvelle. D’abord, parce que le développement durable impose aux entreprises le respect de nouvelles obligations légales (par exemple en termes d’émissions). Les entreprises se trouvent également confrontées au défi de l’innovation radicale. Dès lors, cette situation pose des questions spécifiques, notamment en termes de prise de risques, le fameux « first mover disadvantage », j’y reviendrai. Enfin, il faut prendre en compte le comportement assez paradoxal des consommateurs, qui disent vouloir du green sans être toujours prêts à en payer le prix. 

Nous sommes donc dans un contexte juridique et économique très nouveau sur ces sujets-là. Or, vous le savez, en droit, lorsqu'on apprécie la gravité d'une entente, il faut tenir compte du contexte économique et juridique. Ce qui ne veut pas dire que le contexte excuse tous les comportements. Mais cela permet de qualifier l'entente de restriction par objet ou par effet, ce qui n’est pas la même chose. 
Pour moi la frontière est assez claire : il faut à chaque fois regarder quel est l'objectif, l'intention derrière l'entente. Deux cas polaires sont possibles. Le premier cas est une entente qui vise à faire moins que ce qu'auraient fait les entreprises si elles avaient été en concurrence. L’accord n’est donc pas vertueux. Il s’agit en réalité de condamner des ententes visant à ralentir la transition environnementale. De nombreux exemples existent, comme les affaires AdBlue, revêtements de sols, ou l’entente des camions sur la norme Euro6. L’entente consistait à ne pas communiquer sur les variables environnementales ou à ne pas anticiper la norme pour en faire un avantage concurrentiel. 
Les autorités de la concurrence doivent aller au-delà de cette seule approche. En effet, elle repose sur l’hypothèse selon laquelle le consommateur veut de la durabilité. C’est-à-dire que les acteurs sur ce marché auraient spontanément offert de la durabilité, celle-ci étant un argument concurrentiel. Or, ce n’est pas toujours le cas :  le consommateur ne demande pas forcément du green ou n’est pas prêt à en payer le prix. Ainsi, une entente peut être bénéfique si elle permet d’aller au-devant des attentes du consommateur en matière de développement durable.

Dès lors, cela conduit au second cas polaire d’entente, qui est plutôt vertueuse : elle va de permettre qu’un progrès réel existe sur le plan environnemental, en dépit de la passivité du consommateur.
C’est l’exemple de la décision de l’autorité de la concurrence néerlandaise, dite Chicken of tomorrow, du nom d’un ensemble de normes sur le bien-être animal. Il s’agissait d’une entente entre tous les distributeurs et les producteurs de poulets visant à accroître le bien-être animal. L’autorité n’a pas conclu que les conditions étaient réunies pour exempter cette entente anti-concurrentielle mais favorable au bien-être animal. Néanmoins, cette décision est très intéressante car elle a fourni des orientations utiles pour l'évaluation future des initiatives de développement durable impliquant une coopération entre les entreprises. 

L’entente est néanmoins une prise de risque importante. Sur ces sujets, l’objet est d’être durable. Mais les modèles économiques n’existent pas ou sont embryonnaires. Et les autorités sont pour le moment très conservatrices. Il est donc peu probable que le premier à se lancer soit récompensé.

E. C. : Cela confronte en effet l’entreprise au fameux « first mover disadvantage » : pourquoi se lancer si c’est pour supporter, en cas d’échec, tout le risque seul ? Une entente pour fixer un prix lors du lancement du marché, lorsqu’il y a de forts coûts fixes, peut alors être un moyen efficace, bien qu’anti-concurrentiel par nature, pour que soit opéré un progrès en matière de durabilité. C’est le sens de la décision Shell / Total Énergies en Hollande. 
A. H. : Le cadre de la prise en compte des enjeux de durabilité par la politique et le droit de la concurrence est, je pense, plus clair aujourd’hui qu’il y a cinq ou dix ans, avec les lignes directrices de la Commission européenne. La mise en œuvre reste néanmoins hasardeuse. 

Le bon contre-exemple est en effet celui de l’ACM, l’autorité de concurrence néerlandaise, cité par Emmanuel, portant sur le projet Aramis. Il s’agit d’un développement conjoint, par Total Énergies et Shell, d’une nouvelle infrastructure de captage, de transport de CO2 pour son stockage offshore. En l’espèce, politiques publiques et entente sont liées.

Un cadre européen existe pour réduire les émissions de CO2. Pour que cela fonctionne, il faut mettre un prix sur la tonne de CO2, soit une externalité qui, jusqu’ici était gratuite. Et il est nécessaire que ce prix soit suffisamment élevé pour que les projets de captage et de stockage de CO2 soient viables. Or, jusqu’à présent, même quand ce prix a atteint ses sommets en Europe, soit 100 euros, ce n’était pas suffisant, la valeur cible étant plutôt située entre 150 et 200 euros.

L’ACM, en autorisant l’accord entre nos deux entreprises pour fixer un prix de vente sur une partie des capacités, a rendu possible le projet Aramis. Sans cette décision, le projet n’aurait pas pu voir le jour. 

Précédent le projet Aramis, Northern Lights est premier projet industriel majeur de captage et stockage de carbone mis en service en 2024 en Norvège, par Total Energies et ses partenaires, Equinor et Shell.

Est-ce un enjeu de compétitivité pour l’Union européenne néanmoins ? 

A. H. : Pour l’Union européenne, c’est un enjeu de compétitivité car ce type de projet est bien moins couteux à réaliser aux Etats-Unis qu’en Europe. Cela fait 50 ans que le CO2 y est utilisé pour stimuler la production pétrolière et qu’ils ont la chance d’avoir des réservoirs naturels de CO2 sur terre ou dans des eaux peu profondes. Les investissements dans certaines infrastructures sont donc déjà faits et ceux à réaliser sont d’un niveau moindre. 
La réduction des émissions de CO2 est un défi planétaire. Quel que soit l’endroit où la réduction est opérée, elle profite donc à l’humanité tout entière. Économiquement, il est donc rationnel d’aller là où cela est moins cher à réaliser. Sans cadre clair, sans mise en œuvre réelle en Europe, le contrefactuel c’est que ces projets risquent d’être réalisés ailleurs qu’en Europe.

Les critères actuels d’analyse des ententes sont-ils adaptés à ces enjeux ?

F. V. : C’est sans doute le point fondamental. L’un des quatre critères examinés par la Commission européenne dans son analyse des accords de durabilité entre concurrents consiste à regarder l'impact de l’accord sur le marché concerné. Or, pour le type d'accord dont a parlé Aurélien, qui engage la compétitivité européenne et la durabilité, c’est sur le marché mondial qu’il est pertinent de mesurer l’impact. Une approche centrée sur le seul marché de produit européen ou sur le seul marché national ne fonctionne pas. Derrière, il s’agit en fait de politique industrielle, d’impulsion pour aller au-delà de ce que peut aborder dans son état actuel ce système des critères d’analyse d’un accord horizontal. Sur ce point, nos clients ne comprennent pas qu’il n’y ait pas d’avancée, justement s’agissant de la durabilité.

E. C. : Il n’est pas utile d’ajouter des textes pour traiter des ententes en matière de durabilité. La question est plutôt de savoir si les autorités sont disposées à faire évoluer leur application au regard des enjeux actuels. 

Sur le premier critère d’exemption d’une entente anti-concurrentielle, soit la « contribution au progrès technique et/ou économique », les entreprises peuvent avoir de vrais arguments à faire valoir. Sur le critère de la nécessité, c’est également le cas : sans accord, le projet ne se ferait pas et l’entente est donc nécessaire à l’atteinte de l’objectif de durabilité. 

J’ai plus de doutes sur les deux autres critères. Concernant le partage équitable des gains avec les consommateurs : de quel consommateur parle-t-on ? Dès lors que l’on parle d’émission de CO2, le gain est en effet universel. Il faut donc évoluer et être plus large sur l’appréciation de ce point. On peut l’être géographiquement, mais on peut l’être également en prenant en compte les générations futures. Enfin, le dernier critère pose le plus de problème me semble-t-il. Il impose que la concurrence ne soit pas éliminée sur une partie substantielle du marché. Or, si l’objectif est de forcer le consommateur à changer, il faut bien à un moment donné que tout le monde soit dans l’entente afin de permettre qu’un marché radicalement nouveau se mette en place. 

De nombreux arguments économiques existent montrant qu’en l’absence d’initiative de type réglementaire, législative ou d’une entente, le consommateur sera passif et donc rien ne changera. Cela ne semble pas être encore intégré dans l’approche adoptée par les autorités. 

Les autorités de la concurrence sont en train d’évoluer sur la durabilité et l’innovation. La seule question est de savoir quel cas va donner lieu à une évolution et qu’elle sera l’ampleur de cette évolution.

Emmanuel Combe
économiste, professeur des Universités à Paris 1 Panthéon sorbonne, professeur associé, Skema Business SchooL

Mais alors, quels conseils donner aux entreprises ?

F. V. : Quand on travaille sur ce type d’accord, le conseil que l'on donne est de documenter aussi consciencieusement que possible l'objectif de l'accord tout au long des réunions, du raisonnement, du processus, pour justifier qu'on rentre dans quelque chose de vertueux, qui défend la durabilité, qui est pro-concurrentiel. Tout cela doit pouvoir être utilisé devant une autorité.

E. C. : Au fond, c'est un gain d'efficacité qu'il faut ici chercher à démontrer. Or, les entreprises n'ont pas l'habitude de le faire, au motif que les autorités ont toujours écarté ce type d'approche dans d'autres domaines comme les concentrations. Mais à terme, je pense que les autorités iront regarder les documents internes des entreprises, notamment les business plans… 

A. H. : Pour cela il est indispensable que les premiers concernés, les entreprises, aient une vision de l’évolution de leur marché. Sans vision, il est impossible de rendre possible une transition. 

Prenez le transport maritime. Jusqu’il y a peu de temps, les plus grands armateurs mondiaux n'avaient pas une vision commune sur le bon vecteur énergétique à choisir pour décarboner. Nous étions alors incapables d’investir, car incapables de rentabiliser des chaînes de carburant sans uniformité logistique dans la production, le transport, l’avitaillement. L’alignement est indispensable car il n’existe pas de réglementation mondiale en la matière. 

Récemment leur choix a convergé vers le gaz naturel liquéfié : le marché est visible. Cette convergence est indispensable, c'est le quatrième critère que mentionnaient Emmanuel et Faustine. Et le contrefactuel, j’y reviens, c’est que sans cela, on ne sait pas faire exister des nouveaux marchés. 

N’est-ce pas la question de l’articulation entre politique de concurrence et politique industrielle qui se pose ?

E. C. : A droit constant, ce qui permettra de vraiment avancer en matière de durabilité, c’est de faire évoluer, en matière d’entente, les critères 3 et 4 dont nous venons de parler. Néanmoins, il faut avoir à l’esprit que certains critères ne pourront pas rentrer dans la méthode d’analyse des ententes, je pense à la résilience, à la souveraineté… Je ne pense pas qu’il soit souhaitable de faire entrer dans le droit des objectifs qui ne relèvent pas des gains d’efficacité et qui ne sont, de surcroit, pas mesurables. 

Si une autorité de la concurrence se met à devoir poursuivre de nombreux objectifs, je pense que cela changera sa mission et affectera négativement son efficacité. Alors comment faire ? Quelque part, le système français me semble le bon. Si je prends le cas du contrôle des concentrations, il permet au ministre de l’Économie de passer outre une décision de l’autorité de la concurrence et d’autoriser ou interdire une fusion pour d’autres raisons que la concurrence, et notamment la souveraineté, la compétitivité industrielle, etc.

Le rapport Draghi pointe les enjeux vitaux pour l’UE que sont notamment l’innovation et la compétitivité et propose des façons de les favoriser. Politique et droit de la concurrence sont-ils des leviers à actionner ?

A. H. : Tout ne dépend pas du droit de la concurrence. Mais il y a déjà un facteur important dans la réglementation européenne qui est qu’elle est assez peu neutre technologiquement. Or, l'innovation suppose que la réglementation soit neutre d'un point de vue technologique.

Sur le droit de la concurrence lui-même, cela renvoie au débat qu'on vient d'avoir et plus spécifiquement au troisième critère qui est celui du bénéfice pour le consommateur. En fait, une politique d'innovation n'est pas forcément favorable au consommateur, c'est-à-dire qu'elle n'est pas forcément favorable au prix pour le consommateur parce que l'innovation peut être - et elle est, s'agissant de la transition énergétique - plus chère. 

Dit autrement, l'innovation renvoie à l'intérêt non pas du consommateur, à court terme en tout cas, mais à l'intérêt du citoyen parce que le citoyen veut effectivement que l'on vive dans un monde plus propre et plus respectueux de nos écosystèmes. Mais l’innovation est également en résonance avec l’intérêt des travailleurs, car l’existence de bons emplois, qualifiés et bien rémunérés, suppose peut-être d'être capable de produire des choses qu'on vend plus chères. 

Souveraineté, durabilité, capacités militaires à se défendre sont des enjeux majeurs qui ne peuvent pas être ignorés quand ils rencontrent le droit ou la politique de concurrence. Il faut remettre du politique dans ce type de décisions, même si ce n’est pas le rôle traditionnel des autorités de la concurrence. 

E. C. : Les freins à l’innovation ne se trouvent pas d’abord dans les règles de concurrence. Et c’est largement exagéré que de prétendre qu’avoir empêché 55 fusions au sein de l’Union européenne depuis 20 ans, comme Alstom et Siemens, expliquerait notre retard technologique. Le vrai sujet, mille fois documenté, est celui de l'absence de marché de capitaux et de la difficulté à financer, par du capital risque, l'innovation radicale. Car le décrochage de l’Europe n’est pas d’abord sur l’innovation incrémentale mais sur l’innovation disruptive, radicale. 
La politique de concurrence joue un rôle mineur dans ce décrochage mais elle peut aider à le combler au travers de deux leviers très importants. Le premier levier, qui existe et qu’il faut continuer à développer, consiste à s'abstraire de règles trop strictes en matière d'aide d'État pour tout ce qui est financement très en amont de la recherche et du développement. C'est ce que fait la Commission européenne depuis 2018 avec les PIEC, les Projets Importants d'Intérêt Européen Commun. Pour obtenir des innovations radicales, il s’agit de rassembler de nombreuses entreprises, concurrentes et complémentaires, afin qu’elles puissent travailler ensemble sur des projets transversaux, très larges, tout en bénéficiant de fonds publics. 
Le second levier, pas du tout considéré jusqu’à présent, consisterait à ce que les autorités de concurrence reconnaissent qu’une fusion n’a pas pour seul effet de faire augmenter les prix, mais qu’elle permet aussi de réaliser des gains d’efficacité statiques ou dynamiques, c’est-à-dire en termes d’innovation. 

Une entreprise pourrait tout à fait vouloir faire une fusion pour obtenir ce type de gain, afin de l’investir dans le développement de sa recherche. Pour l’heure, c’est un argument inaudible par les autorités, que ce soit en France ou dans l’Union européenne. Pourtant, aucune relation claire n’est établie, dans un sens comme dans l’autre, entre concentration et innovation. Nous devons donc être empirique. Tout dépend des configurations de marché. 

Le rapport de Mario Draghi, officiellement intitulé "La compétitivité de l'UE : perspectives d'avenir", a été publié le 9 septembre 2024 par la Commission européenne.

F. V. : Le fait d’être plus souple en matière d’aide d’États au niveau européen est indispensable car nos compétiteurs que sont la Chine et les Etats-Unis, eux, le sont clairement. Cette lourdeur se retrouve même quand l’Union européenne met en œuvre le Foreign subsidy regulation, censé protéger le marché européen des aides publiques étrangères. Ce système, qui devait ne donner lieu qu’à quelques notifications, en a déjà généré plus de 100 en moins d’un an, dont des notifications faites par des entreprises françaises achetant des entreprises européennes Même si la Commission a mis en place des équipes dédiées au process FSR très efficaces, certains ajustements et assouplissement dans la mise en œuvre du texte pourraient très certainement éviter une certaine lourdeur administrative aux entreprises européennes.

Par ailleurs, concernant le recours à la décision politique en dernier ressort, pour les ententes, ce serait un bon système. Mais, pour les contrôles des concentrations, où il existe déjà, il n’a été utilisé qu’une seule fois. Je me demande donc s’il n’y a pas un travail à faire pour le rendre moins exceptionnel avant même de l’élargir. Et je partage vos deux avis sur le point que cela ne doit pas incomber aux autorités de concurrence. 

Enfin, les textes dont nous disposons peuvent permettre d’aller sur le terrain des gains d’efficience. Un exemple récent le montre, certes hors de l’Union européenne, la décision Vodafone / Three, prise par la CMA (Competition and Markets Authority, autorité de la concurrence du Royaume-Uni), mais avec un cadre juridique très proches des nôtres. Par cette décision, la CMA valide le passage de 4 à 3 opérateurs telecom au Royaume-Uni sous condition d’assurer des gains d’efficience à l’opération via un engagement substantiel de l’acquéreur d’investir dans le réseau.  C’est donc possible.

Plusieurs économistes défendent le concept de compétition dynamique. Il met l'accent sur le processus dynamique de rivalité entre les entreprises, plutôt que sur l'état statique du marché à un moment donné. Ce concept est étroitement lié à l'innovation, car il reconnaît que la concurrence inclut également la création de nouveaux produits, services et technologies. Il faut s’en servir.

Le rapport Draghi pointe les enjeux vitaux pour l’UE que sont notamment l’innovation et la compétitivité et propose des façons de les favoriser. Politique et droit de la concurrence sont-ils des leviers à actionner ?

E. C. : Je suis confiant sur l'avenir : je pense en effet que si les autorités ne font pas cet aggiornamento, elles seront marginalisées dans le débat public, à l’heure du développement durable, de la guerre commerciale et de la disruption technologique. Je pense qu'elles en ont conscience et qu’elles sont en train d’évoluer sur les deux sujets, durabilité et innovation. La seule question est de savoir quel cas va donner lieu à une évolution et qu’elle sera l’ampleur de cette évolution.