Dans la pratique européenne et française nous recensons au moins quatre types d’évènements déclencheurs d’une enquête dont deux sont à l’initiative de l’entreprise.
Dans le cadre d’une procédure de clémence, l’entreprise elle-même vient révéler l’entente à laquelle elle a participé, ce qui lui octroie une immunité. S’il s’agit de la première entreprise à dénoncer l’infraction, la clémence implique une exonération totale de sanction. Pour les entreprises qui se présentent ensuite, l’immunité est partielle et consiste en une réduction d’amende. Les programmes de clémence sont certainement l’outil le plus efficace et constituent un puissant levier permettant la détection de cartels complexes et sophistiqués1 et d’ouvrir une enquête derrière.
L’incitation à se « repentir » est la clé de voûte de ce dispositif. Il mise à la fois sur l’attractivité de l’exonération d’amende et sur la fragilité de ces alliances illicites. En effet, le fonctionnement du cartel présuppose qu’aucune des entreprises membres ne dévie jamais de l’entente ; or, si la maximisation des profits est l’« affectio societatis » valable à court terme, les entreprises conservent néanmoins des intérêts pouvant diverger sur le long terme. Il convient de noter toutefois une baisse des demandes de clémence au niveau européen ces dernières années. Cette tendance soulève nécessairement des questions méthodologiques dans la détection des infractions anticoncurrentielles.
Autre outil existant au service des autorités : la dénonciation individuelle d’un salarié d’une entreprise membre d’un cartel. On parlera dans ce cas de « lanceur d’alerte », notion assez récente en droit de la concurrence européen et français.2 Au niveau européen, il convient de noter de façon intéressante que la dénonciation peut se faire soit à l’initiative du salarié, soit à celle de la Commission qui contacte alors un salarié pour qu’il devienne lanceur d’alerte.
Ce procédé est particulièrement utile pour la détection d’infractions qui seraient quasi indétectables par une autorité elle-même. S’il semble rencontrer un certain succès3, ce mécanisme soulève des difficultés en termes de confidentialité des informations données par le lanceur d’alerte et de sa protection vis-à-vis des entreprises membres du cartel (représailles disciplinaires, responsabilité civile et pénale).
Les deux autres « faits générateurs » sont externes à l’entreprise : il s’agit des enquêtes ouvertes par une autorité à la suite d’une plainte d’un tiers (concurrent ou client) ou d’une auto-saisine. La principale observation sur ces enquêtes tient aux difficultés probatoires : si la plainte est anonyme ou si une autorité se fonde sur des indices insuffisants, le dossier sera plus aisément contestable dans le cadre d’un contentieux.
L'Union européenne s'est dotée de nouveaux outils législatifs pour mener des enquêtes. Cette extension des pouvoirs n'est pas sans poser des questions sur l'application extraterritoriale du droit de la concurrence.
Faustine Viala
avocate, associée, Willkie Farr & Gallagher
Des perquisitions favorisées par les évolutions technologiques.
Nous constatons tout d’abord, depuis la période post-COVID19, que la Commission européenne, l’Autorité de la concurrence française (Autorité) ou encore le Department of Justice (DOJ) aux Etats-Unis ont activement repris les perquisitions dans tous les secteurs de l’économie, parfois de façon coordonnées entre elles4, avec néanmoins certaines innovations liées aux nouvelles pratiques professionnelles et technologiques.
On peut citer ainsi le développement accrue des perquisitions au domicile des dirigeants et des employés en raison de la généralisation du télétravail ; l’exploitation des téléphones portables, tablettes et autres moyens de communication à partir du moment où ils sont utilisés à titre professionnel (BYOD – Bring Your Own Device Policy)5, ou encore le large accès aux données stockées dans le cloud et serveurs distants.6
Des enquêtes aux périmètres nouveaux
Les enquêtes ont évolué en portant désormais sur de nouvelles considérations qui vont au-delà de la protection du consommateur stricto sensu et qui concernent le marché du travail ou encore le développement durable.
Dans le secteur environnemental, outre la fameuse affaire AdBlue de 2021, la Commission a infligé en avril 2025 un total de 458 millions d'euros à Volkswagen, Stellantis et d’autres constructeurs automobiles pour leur participation à un cartel de recyclage des véhicules entravant les objectifs d’économie circulaire au sein de l’Union européenne.
En ce qui concerne le marché du travail, si aucune sanction n’est encore à recenser, les ouvertures d’enquêtes se sont en revanche multipliées à travers l’Union européenne.7 Aux Etats-Unis, le DOJ est probablement l’une des autorités les plus actives en matière de « no-poach agreement » et accord de fixation de salaires, mais rencontre toutefois de nombreuses difficultés en matière probatoire ce qui a conduit à divers échecs au niveau contentieux.8
Extensions des enquêtes spécifiques à l’Union européenne
L’Union européenne s’est dotée de nouveaux outils législatifs pour compléter son arsenal lui permettant de mener des enquêtes. Le Digital Market Act (DMA) a pour principal objectif de réglementer les plateformes agissant comme « contrôleur d’accès ». La Foreign Subsidies Reglementation (FSR) permet d’appréhender les subventions étrangères créant des distorsions de concurrence au sein du marché intérieur.
C’est dans ce contexte qu’en 2024 la Commission a ouvert à la fois 5 enquêtes formelles de non-conformité sur le fondement du DMA contre Alphabet, Apple et Meta, ainsi que ses premières enquêtes approfondies en matière de FSR. L’une de ces dernières a conduit à une opération de visite et saisie (OVS) dans les locaux aux Pays-Bas de l’entreprise chinoise Nuctech. Cette extension des pouvoirs d’enquête de la Commission n’est pas sans poser des questions sur l’application extraterritoriale du droit de la concurrence.
Legal privilege : diversité des régimes, complexité des articulations
Clé de voûte des contentieux en matière d’OVS, la protection du secret des correspondances avocat-client reste encore pleinement d’actualité en raison d’une définition du legal privilege à géométrie variable.
- L’approche au niveau de l’Union européenne semble la plus extensive depuis les arrêts récents de la CJUE9 permettant une protection des correspondances avocat-client tant pour les aspects conseils que contentieux au-delà de la seule enquête en cours ayant motivé l’OVS.
- En France en revanche, la Cour de cassation a une approche restrictive en jugeant que cette protection ne s’applique qu’aux correspondances en lien direct avec l'exercice des droits de la défense dans le cadre de l’enquête en cours.10
- Aux Etats-Unis, le legal privilege se compose du secret professionnel avocat-client qui protège les communications confidentielles dès lors que le but principal de l’échange est l’obtention ou la fourniture d’un avis juridique, et la work product doctrine qui offre quant à elle une protection aux documents préparés en anticipation d’un litige.
Face à ces disparités d’approche, de nombreuses questions se posent pour les grandes entreprises internationales présentes à la fois en Europe et aux Etats Unis qui feraient l’objet d’OVS coordonnées et oblige à une adaptation aux différents régimes
S'agissant des données personnelles, les contentieux se multiplient.
Maud Boukhris
avocate, Willkie Farr & Gallagher
L’enjeu de la protection des données personnelles
S’agissant des données personnelles, l’attention portée à leur protection est croissante étant donné l’augmentation du télétravail et des nouvelles technologies. Les contentieux à ces propos se multiplient. En effet, toute la question réside dans la mise en balance entre protection de ces données et effectivité de l’enquête. La pratique désormais courante de saisie des téléphones portables et ordinateurs personnels, quoique jugée légitime par les juridictions nationales, soulève des tensions croissantes sur le plan des libertés fondamentales, notamment du respect de la vie privée, en particulier lorsque les données professionnelles et personnelles sont mélangées.11

Les audits internes permettent une surveillance accrue des comportements individuels qui pourraient constituer une infraction.
Sophie Mitouard
collaboratrice, Willkie Farr & Gallagher
Comment anticiper le risque d’une enquête concurrence ?
Pour les entreprises, les audits internes sont le point de départ de la détection en amont d’éventuelles pratiques anticoncurrentielles. La mise en place de telles procédures réalisées par un avocat indépendant et spécialisé en droit de la concurrence, en complément de programmes de compliance, permettent une surveillance accrue des comportements individuels qui pourraient constituer une infraction. En cas de découverte d’éléments suspects, l’entreprise devra travailler avec son conseil pour procéder à une analyse approfondie et une appréciation du risque concurrentiel. La conclusion pourra déterminer une orientation vers une demande de clémence par exemple.
La préparation à une perquisition éventuelle est l’autre point d’anticipation très important pour les entreprises. Bien que les avocats puissent arriver rapidement sur les lieux, il est primordial de former ses salariés en amont pour éviter toute désorganisation, peur ou entrave le jour où les enquêteurs se présenteront au sein des locaux ou de leur domicile personnel. En effet, la coopération au cours de l’enquête est essentielle pour la suite de la procédure et elle doit se faire dans le strict respect des règles procédurales que ce soit de la part de l’entreprise mais aussi des enquêteurs. A cette fin, il est recommandé de procéder à des simulations d’OVS à l’aide de ses avocats ce qui permettra à chaque salarié de disposer d’un cadre organisationnel clair et une connaissance des droits élémentaires pour le bon déroulé d’une perquisition.
Points clés à retenir
- Le programme de clémence reste l’outil le plus solide dans l’arsenal des autorités pour ouvrir une enquête dans la mesure où les éléments de preuve apportés par l’entreprise elle-même seront nécessairement plus robustes en cas de contentieux..
- Sur ces 5 dernières années, les ouvertures d’enquêtes se sont multipliées dans tous les secteurs de l’économie, s’étendant également à de nouvelles considérations comme le marché du travail ou l’environnement. La Commission dispose désormais de nouveaux pouvoirs d’enquête en matière de DMA et de FSR.
- Les enquêtes suscitent toujours autant de contentieux en matière de protection du secret des correspondances. Il y a également un développement important du contentieux en matière de protection des données personnelles dans un contexte de télétravail massif et d’utilisation hybride des outils de communication (personnel/professionnel).
- Pour se préparer à une enquête en droit de la concurrence, une entreprise doit en priorité, avec l’aide d’un avocat spécialisé, mettre en place des procédures d’audit interne et préparer ses salariés à une éventuelle perquisition.
- 1 C’est ainsi près de 92% des enquêtes de la Commission ayant porté sur des cartels entre 2010 et 2017 qui se fondent sur le programme de clémence, selon un rapport de la Cour européenne des auditeurs en date de 2020.
- 2 La Commission se fonde sur une directive qui date de novembre 2019 et l’Autorité dispose de cet outil depuis 2023.
- 3 L’Autorité a indiqué avoir conduit une opération de visites et saisie (OVS) en janvier 2024 suite à la dénonciation d’un lanceur d’alerte quelques mois avant.
- 4 Voir notamment l’une des plus importantes OVS coordonnées au niveau mondial au cours des 5 dernières années : les quatre plus importantes entreprises dans le secteur de la fragrance (Firmenich, Givaudan, IFF et Symrise), ont été perquisitionnées simultanément par le DOJ, la Commission, la CMA (autorité UK) et par l’autorité Suisse.
- 5 Ces nouvelles utilisations des téléphones portables impliquent aussi les premières décisions en la matière : dans le cadre de l’enquête dans le secteur des fragrances précitée, IFF a été condamné le 24 juin 2024 à 15.9 millions d’euros d’amende pour obstruction à l’enquête de la Commission car un haut cadre de l’entreprise avait supprimé plusieurs messages WhatsApp échangés avec des concurrents.
- 6 En particulier, depuis 2020 les enquêteurs européens peuvent accéder aux données professionnelles consultables depuis tout lieu visé et obtenir les moyens de déchiffrement.
- 7 Certaines autorités ont déjà envoyé des notifications de griefs aux entreprises concernées comme c’est le cas pour l’Autorité ou la Commission
- 8 Cf. notamment United States v DaVita ou encore United States v Jindal en date de 2023
- 9 Cf. arrêt CJUE, Ordre van Vlaamse Balies du 8 décembre et 2024 et CJUE, Ordre des avocats du barreau de Luxembourg c. Administration des contributions directes, du 26 septembre 2024.
- 10 Cour de cassation, 24 septembre 2024, n°23-82.230.
- 11 Cf. affaire Vivendi dans laquelle la Commission a adressé – dans le cadre d’une enquête pour gun-jumping ouverte en 2023 – une demande de renseignements étendue impliquant notamment des communications personnelles des employés ce qui a été contesté par l’entreprise arguant du risque d’atteinte à la vie privée de ses salariés.2030, N°1776